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110e session de la Conférence Internationale du Travail : entretien avec Yvon Poirier, Conseiller spécial au RIPESS

Entrevue réalisée le 20 mai 2022, avant la tenue de la 110e Conférence internationale du travail.

 

 

Actif depuis 2004 dans le Réseau intercontinental de promotion de l’économie sociale solidaire (RIPESS), Yvon Poirier est un des représentants du RIPESS depuis 2014 auprès du Groupe de travail inter-agences des Nations Unies sur l’Économie sociale et solidaire (UNTFSSE). 

 

Le RIPESS émerge dans les années 2000, suite aux rencontres de la Globalisation de la Solidarité, organisées tous les quatre ans dans un pays différent et dont la première a eu lieu à Lima en 1997. Par la suite, une deuxième rencontre se tient à Québec en 2001. La création formelle du RIPESS en tant que réseau a lieu lors d’une rencontre en décembre 2002 à Dakar. Le RIPESS continue le cycle de rencontres continentales, en respectant l’alternance Sud-Nord, en tenant des rencontres à Dakar en 2005, au Luxembourg en 2009 et aux Philippines (Manille) en 2013. 

 

 

Bonjour M. Poirier, et merci d’avoir accepté cet échange. Pour commencer, pouvez-vous revenir, grâce à vos multiples expériences dans le domaine, sur le développement de l’ESS jusqu’à nos jours ?

 

Après la chute du mur de Berlin en 1989, le système capitaliste s’instaure comme le paradigme économique et de développement dominant, qui permettrait de répondre aux besoins de l’humanité. Toutefois, face à la multiplication des crises et au creusement des inégalités à partir des années 1980, une réflexion se développe progressivement autour d’un modèle économique alternatif. Par exemple, en France, le Réseau de l’économie alternative et solidaire (REAS) est créé en 1992. En 1997, lors de la première Rencontre de la Globalisation de la Solidarité tenue à Lima, plus de 300 acteurs (micro-entreprises, ONG, coopératives, étudiants, syndicats, etc.) se réunissent et font le constat de l’hégémonie d’un modèle de développement capitaliste inégalitaire et nuisible pour la planète.  

 

Suite à la crise de 2008, qui a révélé un système fortement dérégulé et instable, l’alternative d’une économie sociale et solidaire gagne progressivement du terrain dans les organisations internationales (ONU, OCDE, OIT). Durant une conférence régionale de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) à Johannesburg en 2009, l’économie sociale est ainsi reconnue comme un facteur de développement pour l’Afrique. L’Académie de l’ESS est créée suite à cette conférence : la première s’est tenue en 2010 à Turin, et la 12ème et derrière en date s’est tenue l’année dernière (2021) au Portugal. 

 

L’ESS gagne en visibilité lors d’une des rencontre organisée par l’UNRISD (institut de recherche de l’ONU) à Genève en mai 2013. La suite immédiate de cette rencontre est la création en 2013 de la UNTFSSE. A partir de cette année-là, la documentation (recherches, études, rapports, etc.) produite sur l’ESS se multiplie, y compris pour l’élaboration de l’Agenda 2030 de l’ONU. Dans ce cadre, le RIPESS a notamment participé, en 2013, à une consultation mondiale de 90 organisations, dans laquelle l’ESS a été reconnue comme une approche importante pour la réalisation des ODD. 

 

 

Quel rôle joue l’OIT dans le développement de l’ESS ?

 

Les coopératives, dont est historiquement composée l’ESS, sont reconnues par l’OIT depuis sa création il y a 110 ans. Diverses conférences ont été organisées sur les coopératives et d’importants progrès important ont été réalisés sur ce volet. 

 

S’est initiée en 2019 une première tentative pour que la discussion sur l’ESS soit inscrite à la conférence internationale du travail de 2020. Si les syndicats et quelques Etats y étaient favorables, la représentation des entreprises, en désaccord, a proposé un autre sujet. Faute de consensus au niveau des Etats, le sujet proposé par les entreprises a été retenu.  

 

L’ESS a finalement été retenue en mars 2021 pour être le sujet de la discussion générale de la 110e conférence internationale du travail (CIT) de 2022.

 

Comme la CIT regroupe l’ensemble des pays du système onusien, la Conférence a permis d’adopter des conclusions qui auront une portée universelle.

 

Le RIPESS a obtenu le statut d’observateur (en distanciel) et a été amené à intervenir.

 

 

Quelle définition de l’ESS propose le Bureau International du Travail ?

 

Selon le RIPESS, la définition/description de l’ESS proposée le Bureau est assez large et permet de bien rendre compte de ce que sont les différentes entités du secteur. Toutefois, des amendements et clarifications y seront certainement apportés.

 

Cette définition permettra au RIPESS de continuer à revendiquer des alternatives plus fortes. Le RIPESS est conscient que l’OIT ne peut pas reconnaitre officiellement que le système capitaliste dominant n’est pas adapté, mais ce travail de définition de l’ESS permettra de mettre en avant une alternative. 

 

Le RIPESS souhaiterait appuyer le fait que l’ESS n’est pas seulement un secteur social : il faut reconnaitre et appuyer le fait que l’ESS est un secteur économique, qui participe de l’activité économique, en opérant notamment dans le secteur privé et en créant de la valeur économique et des emplois.  

 

 

En lien avec le thème de la 110e session de la CIT, quels sont les défis et les opportunités de l’ESS pour faire progresser le travail décent et le développement durable ?

 

L’ESS constitue un levier important pour permettre aux populations d’accéder à des organisations formelles et réduire la part de l’économie informelle dans des pays où celle-ci reste très forte. En ce sens, le développement de l’ESS constitue une forme de protection sociale pour les populations. 

 

Selon le RIPESS, il est également primordial d’inclure davantage les femmes et les jeunes dans les politiques de l’emploi (à l’instar de la dynamique observée actuellement en Afrique). Les femmes sont historiquement fortement représentées dans les organisations de l’ESS (par exemple à travers les coopératives) et l’ESS constitue un levier important de création d’emplois verts et décents pour les femmes, comme pour les jeunes. 

 

Un défi majeur de l’ESS demeure le sujet du financement. Le RIPESS plaide pour que les institutions financières internationales débloquent des fonds pour le développement de l’ESS. Actuellement, des organisations telles que la Banque Mondiale ou la Banque Africaine de Développement sont en mesure de prêter des millions à des multinationales, « mais ne peuvent pas prêter 5000 euros à une PME de l’ESS qui irait s’installer à Bamako ». Il s’agirait ainsi de développer des échelons de financement intermédiaires qui seraient gérés par des réseaux ou structures multi-partenariales au niveau des pays.  

 

Les fonds actuellement disponibles sont, selon le RIPESS, capturés par les organisations qui tiennent le système économique dominant. A titre d’exemple, les fonds mis à disposition pour la réalisation des ODD sont accaparés par les grandes entreprises (entre autres, afin de les aider à devenir plus vertes), mais très peu est donné aux communautés pour les aider à s’organiser et à participer à la concrétisation des ODD. 

 

 

Quelles sont les actions et les mesures que le Bureau devrait prendre pour promouvoir une ESS au service d’un avenir centré sur l’humain ?

 

La potentielle adoption d’une résolution sur l’ESS par l’ONU constituera un énorme progrès, qui sera très favorable à l’action de l’OIT. 

 

Selon le RIPESS, l’OIT devra, dans l’élaboration de son plan d’action, intégrer les besoins remontés du terrain par les différents pays. Le plan d’action de l’OIT devrait ainsi appuyer une approche communautaire, en prenant en compte les besoins des populations et en favorisant leur organisation en réseaux. 

 

Cette approche nécessitera de développer une coopération/collaboration entre les différentes parties-prenantes de l’ESS, et notamment d’ouvrir et encourager le dialogue entre les Etats, les acteurs de terrain et les réseaux de l’ESS. Cela pourrait prendre la forme d’assises nationales pluri-acteurs. Selon le RIPESS, l’expérience montre en effet que les pays les plus avancés sur l’ESS sont ceux qui ont engagé des initiatives de co-construction des politiques publiques (pas d’approche « top down »). 

 

 

Pour aller plus loin : quelle est la relation entre ESS et croissance économique ?

 

La notion de croissance économique est complexe. Pour certains, elle signifie l’augmentation du PIB. Or, nous savons qu’augmentation du PIB peut être synonyme de creusement des inégalités dans un pays. Un indice de développement humain pluri-facteur a ainsi plus de sens.  

 

La croissance en elle-même est également un problème pour l’humanité, puisque notre empreinte écologique sur la planète est supérieure à ce que la planète est en capacité de renouveler. Or, cette empreinte est extrêmement inégale. La plupart des pays dits développés ont une empreinte de 2 à 4 planètes, alors que l’Afrique sub-saharienne a une empreinte d’environ 0,25 planète. Il est ainsi évident que la croissance qui épuise la planète dans les pays « riches » ne peut se poursuivre sans précipiter l’humanité face à un mur.  

 

L’ESS offre, y compris dans les pays développés, la capacité de produire et de consommer différemment, localement et régionalement, en dehors des chaînes d’approvisionnement mondiales qui sont efficaces pour maximiser les profits, mais nuisibles pour la planète et l’humanité.   

 

Si l’ESS ne peut pas à elle seule résoudre ces problèmes, elle fait partie de la solution. Le document de synthèse et le rapport proposés par le Bureau fournissent des pistes pour aller dans ce sens.  

 

Pour les pays « pauvres », l’activité économique doit se développer pour fournir des moyens de subsistance durables, des emplois décents, faire évoluer les populations vers une économie plus formelle, une protection sociale, etc. Il doit ainsi y avoir de la croissance dans ces secteurs. Mais celle-ci doit être générée différemment, en prenant compte de l’humain et de la planète.  

 

On déplore cependant que les entreprises qui poussent actuellement les 3P (People, Planet, Profit) semblent toujours plus intéressées par les profits que par une économie durable à long terme.  

 

 

Pour aller plus loin : l’ESS doit-elle être considérée comme relevant du tiers secteur ou du secteur privé ?

 

L‘ESS a un double rôle.

 

Les entreprises, associations et autres structures qui produisent des biens et des services sont dans le secteur privé, autant que les entreprises à capital action.

 

Ce n’est pas toujours facile à faire reconnaître. Depuis que l’ESS existe, il existe une forte pression pour la reléguer au secteur social, en ce qu’elle prendrait uniquement en charge les personnes pauvres, marginalisées, etc. De nombreuses critiques évoquent que le secteur de l’ESS vivrait uniquement de fonds publics, et ne serait pas une « vraie » économie comme celle du secteur privé traditionnel. Or, de nombreuses entreprises, comme dans le secteur de la construction par exemple, tirent 100% de leurs revenus de contrats gouvernementaux et personne ne critique cet état de fait.

 

Les entreprises de l’ESS produisent des biens et services semblables à ceux des entreprises dites classiques. Leur différence réside uniquement dans la propriété, des personnes et non pas des capitaux, donc dans leur modes de gouvernance qui est démocratique.  En ce sens, l’ESS appartient donc au secteur privé et non pas à un tiers secteur.

 

Le secteur privé compte différents sous-secteurs : les sociétés, les petites entreprises (environ 90% des entreprises privées comptent 2 ou 3 employés), les indépendants (environ 25 à 30% de la main-d’œuvre) et l’économie sociale (la propriété est sociale). Selon le principe d’une personne, un vote.

 

Par ailleurs, au niveau national, l’ESS est souvent rattachée aux ministères de l’économie, sinon font partie des stratégies économiques de leurs états.

 

Au niveau international, plusieurs pays, appuyés par la UNTFSSE, dont ses membres observateurs, comme le RIPESS, soutiennent l’adoption d’une résolution des Nations unies sur l’ESS. L’objectif est d’inscrire ce sujet à l’Assemblée générale plus tard cette année. La France est un des pays qui se s’est inscrit dans cette démarche.

 

Le deuxième rôle ou mission de l’ESS est aussi important que le premier : l’ESS est au cœur des mouvements sociaux des sociétés civiles qui refusent la domination s’une système économique dominé par « le profit avant tout ».

 

L’ESS travaille ainsi avec de nombreuses organisations de la société civile, tels que les syndicats, mouvements féministes, peuples indigènes, etc. Il est possible d’affirmer que le RIPESS se range du côté de toutes les organisations qui luttent contre les inégalités, la pauvreté, le manque de protection sociale. Sans parler de lutter contre les changements climatiques. Notre approche se base sur les droits humains fondamentaux énumérés dans la Charte Universelle, article 25, Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté. 

 

Ceci est lié à la double nature du mouvement de l’ESS. En effet, selon le RIPESS, il est impossible de ne « laisser personne de côté » (« leave no one behind »), tel que qu’indiqué dans le préambule de l’Agenda 2020, uniquement à travers le volet économique. Il faut également des législations, une justice fiscale, des services publics efficaces, l’absence de paradis fiscaux, etc.